29

 

— Les autres…

L’horreur déforme les traits d’Ari, et même Jozsef grimace comme s’il avait un goût amer dans la bouche.

— Je n’ai rien à ajouter à leur sujet, déclare Forster sur un ton catégorique. Seulement ceci : Troy m’a dit que lorsqu’elle s’est opposée à l’élimination de Nemo, Thowintha lui a fait remarquer que « refuser l’unicité est un lourd fardeau ».

— Ce qui signifie ?

— Vous pouvez l’interpréter à votre guise. Mais rappelez-vous que cet extraterrestre ne fait qu’un avec le vaisseau-monde. Les humains devraient peut-être en faire autant avec la Terre, qui est leur nef à tous. Il est possible que Troy et Redfield, de même que Nemo, à sa façon…

Forster s’interrompt pour lancer au commandant un regard étrange que les autres ne remarquent pas.

— … en aient pris conscience.

La clarté grisâtre de l’aube se manifeste derrière les hautes fenêtres de la bibliothèque. Le militaire s’est penché vers l’âtre pour tisonner les dernières braises. Il n’y a plus de bois. La réserve a été entièrement consumée au cours de cette longue nuit.

— Nous ne connaîtrons jamais les détails ? Tous sont donc condamnés à périr dans l’holocauste qui les attend à l’extrémité rouge du spectre ?

Des charbons incandescents tombent et éclatent sur les pierres de la cheminée. Des flammèches transparentes entament un ballet rapide.

Forster s’est servi ce qui reste de scotch. Il fait tourner son verre, pensif, puis boit une gorgée d’alcool ambré.

— Si j’ai correctement assimilé le formalisme, Penrose et les autres…

— Penrose ?

— Un mathématicien et cosmologue du XXe siècle. Il a avancé que l’information pouvait se perdre dans des singularités… des trous noirs. Alors qu’elle est omniprésente au niveau quantique, car dans le microcosme toute entrée a de nombreuses sorties potentielles.

Jozsef se concentre car rien ne le passionne autant que d’essayer d’assimiler des concepts abstraits.

— Après l’effondrement de la fonction ondulatoire ? Sur le même plan macroscopique ?

— Oui.

— Et tout cela sera déterminé quand les objets que nous voyons encore dans le ciel se seront décalés vers l’extrémité rouge du spectre…

— Excusez-moi, Jozsef, l’interrompt Forster. Nous saurons bien plus tôt ce qui doit en résulter.

— Mais que vous est-il arrivé ? insiste Jozsef. Je parle de vos doubles qui sont à bord du vaisseau-Amalthée… des autres.

Forster hausse les épaules.

— Nous poursuivons notre existence, je présume. Quelque part sur cette Terre. Où sur une Terre semblable.

Il retrouve son sourire, une grimace qui traduit à la fois de la douceur et de la tristesse.

— À l’époque, quand la première lune de diamant s’est posée… c’était pendant l’oligocène. Ce devait être le vrai paradis.

— Les premiers Désignés auraient donc été Linda et Blake, lorsqu’ils ont rendu visite à Thowintha – le Thowintha d’Amalthée – dans un lointain passé ? veut savoir Ari.

— C’est ce que je pense.

— Mais Thowintha devait les attendre, avec leurs ouïes et le reste, dit Ari.

La pensée que sa fille ait subi une telle métamorphose lui inspire toujours un dégoût aussi profond.

— Il en découlerait que… qu’il peut y avoir des contacts entre des réalités différentes ? demande Jozsef, surpris. Sans qu’elles s’annihilent l’une l’autre ?

— C’est apparemment ce qui se produit constamment au niveau quantique. Je pourrais vous fournir des références… en remontant jusqu’à Sidney Coleman, si vous voulez.

— Vous avez laissé entendre qu’il existait une sorte d’accord tacite entre Nemo et Troy, intervient le commandant.

Sa silhouette se découpe contre la fenêtre. Ses traits se perdent dans l’ombre.

— Au risque de me répéter, je vous rappellerai que Nemo n’a pu enrayer l’évolution de l’espèce humaine. Il a fini par comprendre que pour nous éliminer il devait nous affronter au moment et à l’endroit où nous devions apparaître. Nous en avons également eu conscience. Nous sommes arrivés ici les premiers pour nous dissimuler… parmi les astéroïdes et au fond des flots.

— Qu’est-ce qui a permis aux bons de remporter la partie ?

Forster sourit mais esquive le regard du commandant.

— Je ne suis pas un spécialiste de la mécanique quantique.

— Laissez tomber. Vous n’aurez qu’à le préciser dans vos notes, grommelle le militaire d’une voix grinçante.

— J’imagine Nemo qui vit sous les mers pendant des millénaires et œuvre à répandre des mythes. Mais il lui est finalement venu à l’esprit qu’il ne subsistera qu’une seule réalité au point de jonction.

— Comment pouvez-vous l’affirmer ? demande Jozsef.

— Sur un plan pratique, l’appareil de Nemo aurait pu émerger du trou noir peu après le nôtre, mettre le cap sur Jupiter et le détruire comme un papillon dans son cocon. Nemo et les traditionalistes ont dû découvrir et faire disparaître le vaisseau-monde en orbite autour de la planète géante – dans la gangue de glace d’Amalthée – un grand nombre de fois.

— Et ?

— Oublions les inégalités de Bell pour supposer que cinquante pour cent de ces attaques ont été couronnées de succès. Il découle de ce raisonnement qu’une fois sur deux sa cible s’en est tirée indemne. Voilà pourquoi nous sommes tous les quatre réunis devant ce feu.

— Vous voulez dire que la moitié des tentatives de notre adversaire ont échoué ?

— Dans la mesure où la moitié des versions potentielles de cet homme, la moitié des vaisseaux-mondes à bord desquels il se trouvait, ont instantanément cessé d’exister, d’appartenir à la réalité… oui. Mais une moitié seulement.

— En conséquence, vous – et le reste d’entre nous – deviez nécessairement être en vie à l’instant présent, dit Jozsef.

— C’est une évidence, répond Forster avec un sourire d’autosatisfaction. Nemo a finalement pris conscience qu’il ne pourrait intervenir qu’à l’instant précis de l’ouverture de la boucle temporelle. Autrement dit quand tous les vaisseaux-mondes en présence – la totalité des versions possibles de la réalité – entreraient simultanément dans le soleil. En route pour Némésis.

— A-t-il perdu son pari ? s’enquiert Jozsef.

Forster hausse les épaules.

— Nous le saurons au lever du jour, quand tous les vaisseaux-mondes entreront en collision.

— Comment nos héros se sont-ils assurés de cet heureux dénouement ? demande le commandant d’une voix sèche.

— Nous ne nous sommes assurés de rien, réplique Forster. Nous avons simplement imité Nemo et fait de notre mieux pour que l’histoire corresponde à celle que nous connaissions. Avec le Libre Esprit, la Salamandre, tout. Quant au reste… c’est cela, le dénouement.

Le feu est bas et la clarté a décru dans la bibliothèque. À l’extrémité de la pièce la haute fenêtre offre une image encadrée de l’univers, d’un ciel que traversent toujours des douzaines de lunes de diamant semblables à des comètes.

Quelques minutes s’écoulent et Ari reste à scruter un ciel matinal constellé d’ovoïdes miroitants, un ciel envahi par des légions d’anges étrangers.

Un de ces appareils – un au moins, et sans doute plusieurs – a à son bord sa fille et le compagnon de cette dernière, partis vers les étoiles. Ari a bien d’autres filles, qui vivent sous la mer. Mais quand les vaisseaux disparaîtront, tous les êtres qu’ils ont engendrés en feront autant.

— Ils s’en vont, murmure-t-elle d’une voix trop faible pour être entendue.

Et des larmes ruissellent sur ses joues.

Ils s’en vont. Ils s’éloignent à la vitesse de la lumière.

S’ils survivent à la traversée de la singularité peut-être en ressortiront-ils dans le Jardin d’Éden. Et, s’ils réussissent à utiliser les capacités des extraterrestres – les Amalthéens, les prodigueurs de soins, les Jardiniers –, peut-être pourront-ils défaire ce qu’Ari a fait… ce qu’elle a fait à sa propre fille. Et Linda cessera alors d’être stérile, elle aura un enfant, plusieurs enfants… les premiers d’une nouvelle ère.

Tout cela n’est qu’à un jour, un jour qui reste à s’écouler. Alors, tous les vaisseaux-mondes se rencontreront à l’intérieur de l’enveloppe ignée du soleil. Un seul ressortira de ce feu purificateur. Ce sera le point d’origine. L’instant où le photon atteint le miroir.

Cela appartient encore à l’avenir, à une journée d’attente… dans un futur potentiel. Ari, Jozsef et leurs amis, dont Forster et le commandant, sont toujours en vie sur la Terre. Un monde autre que ce qu’il aurait pu être, différent de ce qu’auraient pu imposer les simples probabilités.

Quant à sa population, elle assiste au vol fantastique d’une méduse géante qui part rejoindre son vaisseau-mère, une lune de diamant qu’elle doit rechercher au sein de la flotte d’appareils en tout point semblables qui croise l’orbite terrestre.

Sur cette Terre, Bill et Marianne font un nouvel essai et ont des enfants. Plusieurs, qui leur posent plus ou moins de problèmes… à Oxford, où Bill a obtenu un poste pour lequel il a toujours eu le profil idéal, dans un milieu de rivalités, d’orgueil et de connaissance du catalogue de la bibliothèque. C’est un monde où Marianne se sent à son aise, bien informée et pleine d’esprit lorsqu’elle le désire, réservée quand elle le souhaite.

Cette même Terre a bien d’autres options plus intéressantes à proposer. C’est, par exemple, une planète où Angus et Jo deviennent célèbres, reçoivent des récompenses, signent des contrats avec des maisons d’édition et ont de nombreux avantages qui compensent en partie la perte de leur jeunesse qui leur interdit de retourner dans l’espace.

Et c’est une Terre où Klaus Muller revient auprès des siens après avoir remis en état la centrale thermoélectrique de Trincomalee. Au fil des ans, son travail l’éloigne de temps en temps de sa famille. Élever les enfants n’est pas aisé. Lui et Gertrud, son épouse, ont des problèmes en prenant de l’âge. Mais ils deviennent des vieillards et leurs fils deviennent des adultes, sur une Terre dont la pollution atmosphérique n’a pas augmenté (le ciel est même redevenu un peu plus limpide), au sol exploité avec plus de ménagement et aux mers elles aussi plus pures.

L’espèce humaine a peut-être finalement compris qu’elle vient de frôler la catastrophe.

Ari peut en remercier sa fille. Sa fille – et toutes les versions de celle qui se donne le nom de Sparta, tous ses doubles qui vont avec courage au-devant de l’holocauste final – qui a d’une façon imprévisible, et inimaginable, démontré qu’elle est véritablement l’Impératrice des Derniers Jours.

 

FIN

 

Les Lumineux
titlepage.xhtml
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_052.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_053.html
Clarke,Arthur C.-[Base Venus-6]Les Lumineux(1991).Provisoire.French.ebook.AlexandriZ_split_054.html